Morceaux choisis à partir de la lettre de Mgr. Hilarion Troïtsky (1886-1929) à H. Gardiner.
Traduction de la citation sur l'mage ci-après : " En dehors de l'Eglise et sans l'Eglise la vie chrétienne est impossible ".
Dans votre lettre du 12 (25) Juin 1915 à l’archevêque Antoine, vous invoquez la position du célèbre Métropolite Philarète de Moscou, qui a écrit dans l’un de ses premiers traités : « Je ne permettrai jamais d’appeler fausse toute Église qui croit que Jésus est le Christ ». Mais il y a de nombreuses raisons pour trouver fausse cette pensée du Métropolite Philarète selon laquelle les Églises ont soit la vérité pure soit la vérité impure. Une Église dont la vérité est impure est fausse ? Une telle « Eglise » cesse d’être une Église et devient une communauté extra-ecclésiale. Or le Métropolite Philarète ne communiait pas à l’Eucharistie avec les Latins ; et nos néo-théologiens non plus ; eux qui, pourtant, font tout pour défendre la théologie inacceptable de l’unité invisible de l’Eglise dans les Eglises séparées depuis des siècles. Cela me semble incohérent : pourquoi, en effet, ne pas célébrer alors la liturgie avec un prêtre de l’Eglise locale de Rome et communier avec lui au calice ?
Non, que Rome se soit séparée de l'Église (ou l’Orient de Rome) est une évidence que l’on ne peut minimiser ou passer sous silence.
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Il me semble que vous avez tort d’appeler « rigorisme théologique » des positions sincères et fondées. Car cette sincérité et cette détermination nous incitent à reconnaître que toutes les croyances dites chrétiennes ne peuvent appartenir à l’Eglise Universelle du Christ, mais que seule l’une d’entre elles est la véritable Eglise et que les autres sont des communautés extra-ecclésiales ; pour moi la seule véritable Église c’est l'Église Orthodoxe.
Vous pouvez être en désaccord avec moi sur ce point, et cela me chagrinera moins que votre désaccord sur la thèse précédente.
Il est, à mon avis, bien plus dangereux de ne plus croire à l’Eglise Une et Véritable que d'appartenir à une communauté extra-ecclésiale que l’on considère du moins comme la seule véritable Eglise du Christ sur la terre. Le fait même d’exprimer dans une prière l’idée que « l’Eglise du Christ est affaiblie et entravée par les discordes et les luttes » met en doute la vérité incontestable des paroles prophétiques du Christ : « Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre l’Eglise », fondée sur le roc de l’Incarnation du Fils de Dieu.
La conférence mondiale des communautés chrétiennes que vous promouvez avec tant de zèle, se fixe un objectif louable et magnifique : soigner les plaies, guérir les blessures des communautés chrétiennes. Pour que cette entreprise soit couronnée de succès, il faut aller au cœur même du mal, aussi profond soit-il, qui accable et ronge le monde chrétien. Autrement le traitement n’aura pas d’effet réel.
En effet, si l’on considère l’ensemble des chrétiens comme une seule Eglise dont l’unité ecclésiale n’est pas rompue, on n’évaluera que très superficiellement l’état du patient. Un tel point de vue ne s’attaque pas, en effet, au seul mal ecclésiastique – la séparation de 1054 qui jusqu'à présent n’a été réparée par personne (ni par les protestants, ni par les anglicans, ni par les marianistes) ; il ne suffit pas, en effet, de se détacher d'une communauté extra-ecclésiale pour devenir une Église locale, mais il est nécessaire de s’unir à nouveau avec la vraie Eglise Universelle dont l’Unité n’a jamais été, ni ne sera jamais obscurcie par les péchés des hommes.
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La vérité de l’unité ecclésiale ne reconnaît pas comme valables les sacrements administrés dans les communautés extra-ecclésiales. II est impossible de concilier l’idée de l’unité de l’Eglise avec celle d’une validité des sacrements en dehors de l’Eglise.
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Dans un livre consacré à l’histoire des dogmes de l’Eglise, j’ai réfuté en détail l’enseignement d’Augustin, selon lequel il est nécessaire de reconnaître les sacrements administrés en dehors de l’Eglise. Selon Augustin, admettre que les sacrements sont totalement indépendants de la personne qui officie (dans l'Église) amène inévitablement à reconnaître la validité des mystères en dehors de l’Eglise. Cette idée imprègne tout le traité d’Augustin "DE BAPTISMO". Après avoir admis l’idée paradoxale d'une identité parfaite entre un prêtre pécheur (et lequel sera dit saint ?) et un hiérarque d'une communauté extra-ecclésiale, Augustin se retrouve dans une sorte d’impasse théorique puisque, pour lui, la seule voie vers le salut passe par l’Eglise Universelle ; s’il reconnaît comme valables les sacrements administrés en dehors de l’Eglise, il doit reconnaître que la grâce existe en dehors de l’Eglise et qu’il est possible d'être sauvé sans appartenir à l’Eglise et même en lui étant hostile.
En un mot, il lui faut admettre que l’appartenance à l’Eglise est facultative et ne plus croire en l’Eglise Une, Sainte, Catholique et Apostolique. Mais Augustin voulait aussi préserver l’idée qu'il n'y a pas de salut en dehors de l’Eglise. S’étant fixé cet objectif, Augustin établit une différence entre la notion de « recevoir les sacrements » et celle de « recevoir les sacrements avec profit » : « l’un doit être évité, l’autre est pernicieux, enfin le dernier est salutaire ».
Les schismatiques, d’après Augustin, ont les sacrements mais sans qu’ils soient efficaces pour le salut : ils tournent même à son détriment. Augustin ébauche ici la future distinction scolastique entre la validité des sacrements et leur efficacité. Les sacrements peuvent être valides mais inefficaces.
Il est difficile d’accepter cette idée pour ceux qui vivent leur foi et ne se perdent pas dans des arguties scolastiques. Que peut être une grâce préjudiciable au salut ? Tout en possédant les mystères, les schismatiques, pour Augustin, sont privés de leur effet bénéfique et salutaire, parce qu'ils sont séparés de l’Eglise ; cette séparation montre qu’ils n’ont pas d’amour ; sans l’amour l’homme ne peut être vertueux ; le Saint Esprit ne peut demeurer en lui. Ainsi les schismatiques, qui sont en dehors de l’Eglise, n’ont pas le Saint Esprit.
Une objection inévitable surgit : si les schismatiques n’ont pas le Saint Esprit, comment peuvent-ils administrer les sacrements ? La réponse d’Augustin à cette question est pour le moins étrange : certainement, au moment du baptême, et seulement à ce moment, le Saint Esprit agit, et cela, même en dehors de l’Eglise. Les péchés de la personne ainsi baptisée, affirme Augustin, sont pardonnés mais reviennent sur elle tout de suite après. Celui qui est baptisé en dehors de l’Eglise passe pour ainsi dire par une étroite zone de lumière pour rentrer ensuite dans les ténèbres ; quand il passe par la zone de lumière, il est purifié de ses péchés, mais tout de suite après il retourne aux ténèbres de la discorde et ses péchés sont de nouveau sur lui. Le Seigneur, dans une parabole, parle du serviteur auquel le maître avait remis sa dette de mille talents. Quand le serviteur fut impitoyable envers son débiteur, le maître exigea le paiement de toute sa dette. C'est ce qui arrive à un schismatique ayant reçu le baptême en dehors de l’Eglise. Après avoir reçu la rémission de sa dette devant Dieu, il devient à nouveau responsable de cette dette parce qu’il a manifesté de l’inimitié envers ses frères qui sont dans l’Eglise. Pour qu’un schismatique recueille les fruits de la grâce après son baptême, il doit manifester son amour envers ses frères, et doit s’unir dans l’amour avec l’Eglise. Quand cette union a eu lieu, il n’a plus besoin d'être baptisé.
II est difficile de trouver satisfaisante la théorie qu’Augustin propose pour concilier l’unité de l’Eglise avec la validité des sacrements administrés en dehors d'elle. Si le baptême des schismatiques est accompli en dehors de l’Eglise, comment se fait-il alors que le baptême de l’Eglise qu'on trouve, d'après Augustin, chez les schismatiques ne soit valable qu’au moment de son accomplissement ? Car le schismatique ne se convertit pas à l’Eglise mais au schisme (à l’époque d’Augustin il s'agit du donatisme) : il se convertit après avoir fait un choix conscient et avoir condamné l’Eglise en toute connaissance de cause. Au moment même du baptême, il est en guerre avec l’Eglise.
Tout en demandant la rémission de sa dette, il déclare en même temps sa haine pour l’Eglise. Chez Augustin s'ébauche donc la doctrine romaine de l’«
opus operatum » ; selon cette conception, le sacrement ne dépend pas de l'Église, mais de la formule que le prêtre doit prononcer. Or l’Esprit de Dieu donne la vie aux membres du Corps du Christ, et en dehors de ce Corps Il ne peut demeurer, quelles que soient les paroles prononcées. Ce qui compte, ce n’est pas la personne qui prononce ces paroles – un soi-disant chrétien, un hérétique, un schismatique, un païen ou un juif – seul compte le fait que ces paroles soient prononcées en dehors de l’Eglise. Car l’essence du christianisme ne se réduit pas à une série d’incantations par lesquelles l’homme pourrait forcer la divinité à lui accorder l’aide surnaturelle dont il a besoin. Firmilien, à son époque, s’est élevé contre ceux qui comprenaient ainsi la formule baptismale : le fait de prononcer un nom ne suffit pas à remettre les péchés et à sanctifier par le baptême.
La théorie augustinienne a été développée et enrichie dans les œuvres des théologiens latins. Il nous faut remercier Dieu que la doctrine de l’Eglise Orthodoxe ait trouvé sa formulation en dehors de la sphère de l’augustinisme ; et nous pouvons et devons penser cette sphère comme étrangère à la pensée patristique. Chez les grands théologiens orientaux on ne trouve pas même trace d’arguments identiques à ceux qu'évoquent les augustiniens. C’est pourquoi, il est indispensable de se tourner vers la doctrine et la pratique de l’Eglise ancienne.
Les problèmes de théologie et de vie ecclésiale sont étonnamment éternels. Au XXème siècle il me faut écrire de Russie en Amérique sur ce qui a été écrit d’Asie Mineure à Carthage et d’Alexandrie à Rome au troisième siècle.
Nous avons tous les matériaux historiques nécessaires : cependant nulle part on ne trouve d'arguments du type de ceux d’Augustin. Ainsi, l’Eglise ancienne ordonnait de baptiser tous les hérétiques convertis à l’Eglise. Vers 220 un concile d'évêques africains et numidiens présidé par Agrippinus décida que les hérétiques seraient baptisés, et « depuis ce temps, comme en témoigne saint Cyprien, et jusqu'à nos jours, dans nos provinces, des milliers d’hérétiques qui se convertissent non seulement ne dédaignaient pas le baptême salutaire, n'hésitaient pas à recevoir la grâce vivifiante, mais le demandaient avec insistance de tout leur esprit et de toute leur volonté ».
« J’ai appris, écrit de même saint Denys d'Alexandrie, que cette opinion a existé depuis les temps les plus anciens chez les évêques, dans les Églises les plus fréquentées, dans les conciles à Iconium, à Synades et dans de nombreuses autres provinces ».
Au milieu du IIIème siècle, Firmilien, évêque de Césarée et de la Cappadoce écrit à saint Cyprien : « Depuis longtemps, depuis que nous sommes venus de Gaule, de Cilicie et des régions avoisinantes, au Concile d'Iconium, en Phrygie, nous avons décidé de garder fermement notre opinion au sujet des hérétiques et de la défendre, au cas où le moindre doute surviendrait à ce propos. Ici, en effet, dans l’esprit de certaines personnes est né un doute sur le baptême de ceux qui, bien qu'ils croient en de nouveaux prophètes, reconnaissent cependant comme nous le Père et le Fils. Mais après avoir examiné cette question en profondeur, nous avons résolu, au Concile d'Iconium, de rejeter absolument tout baptême administré en dehors de l’Eglise ».
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Saint Cyprien et tous ceux qui sont en accord avec lui affirment de manière décisive qu’il ne peut y avoir ni baptême ni grâce sanctifiante du Saint Esprit en dehors de l’Eglise : « si les hérétiques sont revenus vers l’Eglise et font à nouveau partie d'elle, alors ils peuvent jouir des biens du baptême de l’Eglise et de toutes ses autres bénédictions ; s’ils demeurent en dehors de l’Eglise et agissent même contre elle, comment peuvent-ils être baptisés du baptême de l’Eglise ? »
Ainsi on voit que les arguments de saint Cyprien sont à contre-courant de ceux que l’on peut entendre de nos jours.
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Nous voyons que les adversaires de Stéphane (le pape de Rome qui contredisait saint Cyprien sur la question du baptême - note de rédacteur) admettaient le principe d’une diversité des usages. Qu’est-ce à dire ? Ils considéraient les hérétiques et les schismatiques comme des non-baptisés, et bien sûr pour toutes les Églises locales les schismatiques étaient des non-baptisés. Je pense donc qu’on peut expliquer le point de vue des adversaires de Stéphane – qui autorisaient des pratiques variés pour la réception des hérétiques et des schismatiques dans l’Eglise – de la façon suivante : pour préserver la paix de l’Eglise et par amour pour elle, ils considéraient que l’on pouvait parfois ne pas exiger un deuxième baptême administré correctement, car ils croyaient en la signification mystique et charismatique de l’union avec l’Eglise. Le rite ayant eu lieu hors de l’Eglise n’était qu’une forme extérieure à laquelle l’Eglise donne son contenu, la grâce sanctifiante. Ainsi saint Cyprien lui-même parle souvent du « baptême du sang » qui est accompli, bien sûr, sans qu’il y ait de rite ou de formes.
Cette proposition, à laquelle je souscris, est fondée sur les arguments des Pères de l’Eglise. On avait posé à saint Cyprien la question suivante : « Qu'arrive-t-il aux hérétiques qui, s’étant convertis à l’Eglise, ont été reçus dans l’Eglise sans baptême ? »
Et saint Cyprien répondit : « Le Seigneur, dans Sa miséricorde, peut leur accorder le pardon et Il ne prive pas des dons de Son Eglise ceux qui ont été reçus dans l’Eglise et se sont endormis en elle ».
Firmilien penche pour exiger le baptême de ces personnes si elles sont encore en vie ; si elles sont mortes, il admet qu’elles recevront les fruits de la Vérité et de la Foi qu’elles ont mérités.
Il ne fait pas de doute que même à l’époque de Cyprien la question de la paix de l’Eglise s’est posée ; Cyprien pensait, quant à lui, qu’exiger le baptême est utile si l’on veut que la conversion des schismatiques soit pleinement réussie.
L'épître de saint Denys d’Alexandrie à Sixtus, évêque de Rome, nous apporte de précieux renseignements : « Dans l’assemblée des frères, il y a un homme que l’on considérait depuis longtemps comme orthodoxe et qui faisait partie de l’Eglise bien avant mon ordination, comme avant le couronnement de l’empereur Héraclius. Ayant assisté à un baptême, et après avoir été attentif à tout l’office, il vint vers moi tout contrit et en larmes et il me confessa qu'il avait reçu le baptême des hérétiques et que ce baptême, différent du nôtre, était impie et blasphématoire. En disant cela, son âme souffrait beaucoup et à cause de cet office et de cet acte impie, il n'osait lever les yeux vers le Seigneur. Il me demanda de lui administrer le vrai baptême de la régénération et de la grâce. Mais je décidai de ne pas le faire et lui dis que parce qu’il avait été en communion depuis longtemps avec l’Eglise, je n’osais pas préparer de nouveau au baptême quelqu'un qui avait assisté à la bénédiction des dons, s’était approché de la table sainte, avait étendu les mains pour recevoir la nourriture divine, y avait goûté et avait souvent communié au Corps et au Sang du Christ. Je lui ordonnai d’être en paix avec sa conscience et de s’approcher des saints dons avec une Foi ferme ».
Ceci illustre bien les pensées que saint Cyprien exprime dans sa lettre à Jubaien. Saint Denys, tout comme saint Cyprien reconnaissait que ce qui compte le plus pour un homme c’est d'être uni à l’Eglise ; en elle il trouve tous les dons de la grâce.